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Le latin chrétien et le songe de Jérôme

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Jürgen Leonhardt dans sa grande histoire du latin (présentée dans le précédent billet), précise bien comment et pourquoi le latin chrétien est différent du latin de l’époque classique. Je voudrais ici reprendre le contenu de ses pages 125 à 132 qui évoquent l’écartèlement entre latinité classique et chrétienne.

Pour situer l’état de la question, Jürgen Leonhardt part d’un texte de Sidoine Apollinaire, patricien, évêque, bon représentant de l’élite du 5e siècle qui, comme de nombreux lettrés, fit éditer sa correspondance. Ces lettres témoignent de sa capacité littéraire, mais sont aussi pour nous une source de renseignements sur l’attitude des élites face aux nouveaux pouvoirs barbares.

Sidoine raconte [1] un délicieux séjour fait chez des amis a-do-rables dans leur merveilleuse propriété où, à son arrivée, il est « contraint de prêter serment sur le champ que nous ne donnerions aucune pensée à la poursuite de notre voyage avant que sept jours ne fussent écoulés ». On n’y jouait pas au tennis, mais l’esprit y était et on y faisait des parties de balles [2] ; on y pratiquait des jeux de société, mais il y avait aussi une magnifique bibliothèque dont les ouvrages : sic tamen quod, qui inter matronarum cathedras codices erant, stilus his religiosus inveniebatur, qui vero per subsellia patrumfamilias, hi coturno Latiaris eloquii nobilitabantur. Soit, (au plus près du texte) : sont ainsi (disposés) cependant que, ceux qui étaient proches des sièges des dames, le style religieux était à leur disposition ; par contre ceux qui (étaient) près des sièges des pères de famille, ceux-ci, d’éloquence latine, étaient ennoblis par la cothurne.

matrona, ae, fémin, dame (femme mariée)
cathedra, ae
, féminin,  chaise (à dossier), chaire
codex, icis,
masculin, livre (ils sont maintenant du type codex comme nos livres, non du type volumen, rouleau)
stilus, i,
masculin, style
invenio, is, ire, veni
, trouver
subsellium, ii
, neutre, banc, banquette
eloquium,ii
, neutre, langage, expression de la pensée, éloquence
latiaris, e
, adjectif, latin
cothurnus, i,
masculin (ou coturnus) cothurne (chaussure montante des acteurs), sujet tragique, être en cothurne, c’est familièrement « être sur son trente-et-un linguistique ».
nobilito, as, are, avi
, ennoblir

Les cathedras matronarum étaient les sièges réservés aux dames : les livres qui s’y trouvent, étaient de « style religieux ». Les ouvrages d’éloquence latine des banquettes des maitres de maison, c’est-à-dire le rayon masculin, étaient ennoblis par un style « en cothurne » c’est-à-dire relevé, de haut niveau.

Sidoine s’empresse d’ajouter que ce rayon masculin est éclectique, qu’on y trouve aussi bien des auteurs classiques, Horace ou Varron, que chrétiens : Augustin ou Origène. On discute, on argumente puis on passe à table où les histoires drôles et/ou savantes fusent  (laetitia peritiaque : admirons la recherche euphonique bien dans le style cothurno).

Le raffinement sonore dont nous venons de voir un exemple est typique du genre classique mis au point au 1er siècle avant JC. Pour la poésie, le phénomène est connu de tous ceux qui se sont exercés à la scansion d’un hexamètre dactylique, mais le même phénomène existe aussi en prose. Non seulement l’auteur de style classique utilise l’allitération (laetitia peritiaque, veni vidi vici) mais bien d’autres figures de style, répétitions, croisements, sous-entendus. De plus, la fin des phrases connait un phénomène qui ne se retrouve aujourd’hui qu’en fin des textes prononcés en public.

En effet, tout orateur doit marquer d’une manière ou d’une autre qu’il a terminé son discours. La manière la plus simple est de dire « je vous remercie » ou, en traduction de l’anglais, « merci de votre attention » ; le prédicateur peut s’en sortir plus facilement par un « amen » conclusif, mais l’orateur politique saura terminer une phrase de façon qu’elle produise des applaudissements. Pour y parvenir, il peut se servir de l’intonation, mais il fera plus : il trouvera des cadences, un équilibre rythmé qui classe l’orateur. On peut citer dans ce genre, le discours d’André Malraux pour le transfert de Jean Moulin au Panthéon  (1964): « Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique et les combats d’Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. »

Le style classique marque les finales des phrases par un procédé qui n’est pas la versification mais qui s’y apparente et qu’on nomme la clausule métrique (sujet sur lequel j’espère revenir), et qui consiste à utiliser pour les fins de phrases des suites ordonnées de syllabe longues ou courtes (dans le sens utilisé pour la scansion). Il s’agit là d’une prose d’art qui a été employée par Cicéron, Pline le Jeune, Sénèque, mais aussi par les historiens : César, Salluste, Tite-Live et Tacite [3].

Cependant, la recherche de l’expression verbale parfaite n’est pas simplement un souci d’écriture, c’est également le désir, par la perfection de l’écrit, d’arriver à une perfection de l’œuvre humaine qui serve de modèle. La mystique de l’épanouissement personnel, de la  culture humaniste sera sacralisée et sera reprise par la culture des Humanistes quelques siècles plus tard mais, au 5e siècle elle reste un idéal toujours reconnu par Sidoine et les auteurs chrétiens.

Cependant la foi chrétienne ne met pas son idéal dans la perfection en ce bas monde, que ce soit en littérature ou dans la science, et les chrétiens ont été sensibles à cette contradiction qui faisait que l’idéal d’une écriture parfaite était peu compatible avec le fait d’écrire sur des sujets religieux. De ce fait est apparu le stilus religiosus dont parle Sidoine, un latin dépouillé, simple, dont le meilleur exemple est la traduction de la Bible faite par Jérôme.

Jérôme, né vers 345 et donc contemporain d’Augustin, est la contradiction vécue entre le style classique et le style dépouillé chrétien : formé à Rome par le grammairien Donat il suit le cursus standard des études classiques (Virgile, Cicéron). Converti, il part en orient pour y mener la vie des moines, se fait initier à l’hébreu et traduit la Bible. Le contraste entre le langage inculte des prophètes de l’Ancien Testament et la pureté du style classique le met tellement mal à l’aise qu’il en fait des cauchemars qu’il nous révèle dans une de ses lettres [4].

Il est malade, épuisé, il se croit mourant, il se voit devant le tribunal du Juge suprême : Interrogatus condicionem, Christianum me esse respondi. Et ille qui residebat : mentiris, ait, Ciceronianus es, non Christianus, ubi thesaurus tuus, ibi et cor tuum.

condicio, onis, féminin, condition
interrogatus, a, um
participe passé, interrogé + complément du verbe, à propos de qqch
mentior, iris, iri
, mentir

- interrogé sur ma condition, je répondis que j’étais chrétien. Et celui qui siégeait dit : tu mens, tu es cicéronien, pas chrétien ; là où est ton trésor, là est ton cœur.

Jérôme est roué de coups, il implore pitié, puis promet de renoncer aux auteurs profanes. Il se réveille : depuis, nous dit-il, sa lecture des livres divins (la Bible) est faite avec plus de soin qu’il n’en avait autrefois pour les livres profanes, qu’il ne renonce pas cependant à pratiquer selon les besoins. Il y a eu une conversion profonde du cœur par le rappel de la prescription évangélique : Jérôme prend une saine distance par rapport au modèle lettré classique qu’il mettait auparavant au-dessus de tout.

Le rappel de la prescription évangélique du vrai trésor est une citation de Matthieu (6/21) : le texte de la traduction latine de la Vulgate a précisément été traduit du grec par Jérôme.

thesaurus, i, masculin, trésor est la translittération du grec θησαυρός. Le verbe grec θησαυριζω a été adapté au latin en thesaurizo, as, are, avi, amasser. Avec ce mot et quelques autres, il est facile de traduire par exemple le passage de Matthieu qui brode sur le thème du trésor (6/19-21).

Nolite thesaurizare vobis thesauros in terra, ubi aerugo et tinea demolitur, et ubi fures effodiunt et furantur. Thesaurizate autem vobis thesauros in caelo, ubi neque aerugo neque tinea demolitur, et ubi fures non effodiunt nec furantur. Ubi enim est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum.

aerugo, inis, féminin, oxydation du cuivre, vert-de-gris.
tinea, ae
, féminin, les mites
demolior, iris, iri
mettre à bas
fus, furis
, masculin voleur
effodio, is, ire, fodi
, creuser, extraire
furor, aris, ari
, voler

« Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où la rouille et les mites détruisent et où les voleurs percent (les murs) et volent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel ou ni la rouille ni les mites ne détruisent et où les voleurs ne percent pas ni ne volent. Car où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » [5] On reconnait dans ce texte les parallélismes et les répétitions dans le style de la bible hébraïque qui ont effarouché par leur rudesse le Jérôme cicéronien de cœur.

Cependant, s’il ne fallait pas idolâtrer la langue et pour cela écrire dans un style simple, dénué d’apparat, des penseurs chrétiens comme Augustin ou Ambroise découvrirent que d’une part la philosophie des païens, le néo-platonisme en particulier, pouvaient aider à la réflexion théologique, et que d’autre part, si l’on voulait convaincre, il fallait pouvoir employer les armes rhétoriques que l’adversaire savait utiliser. Augustin avec ses Confessions parvint à associer une écriture qui nous reste accessible par sa sensibilité à une pensée qui est encore pertinente aujourd’hui. [6]

Une synthèse se fit donc qui permit que la culture classique soit transmise car elle resta un modèle, non une idole, et le latin de la prédication et de la Bible est simple, mais correct du point de vue grammatical. Certes, comme l’exemple précédent l’a montré, on y trouve des hellénismes et des tours inspirés de la langue hébraïque mais ils étaient nécessaires par fidélité aux textes d’origine.

Comme le dit Jürgen Leonhardt, « ces innovations linguistiques de la Vulgate – ces apports extérieurs, une poignée de néologismes, quelques constructions nouvelles – ont fait flores dans la littérature chrétienne des siècles suivants, donnant ainsi naissance au latin médiéval. Cette distinction entre une fixation « maximale », respectant scrupuleusement l’orthodoxie des règles classiques, et une fixation « minimale », qui se limite à un répertoire restreint de formes et laisse par ailleurs une marge de manœuvre appréciable, ne vaut pas seulement pour la période de l’Antiquité tardive : elle accompagne toute l’évolution de la littérature latine jusqu’à nos jours. Le latin scholastique du bas Moyen Âge correspond trait pour trait à notre définition de la « fixation minimale », qui caractérise également la latinité des documents officiels, des traités de médecine et autres écrits scientifiques dont les XVIIe et XVIIIe siècles ne furent pas avares. Partout là où le latin est utilisé activement, la détermination concrète de son standard linguistique oscille entre ces deux pôles – un tiraillement que le Songe de saint Jérôme décrit avec une remarquable force de suggestion. » (p.132)

***

Cette thèse n’est pas sans conséquences sur l’enseignement : le latin chrétien et le latin qui le suivit jusqu’au 18e siècle est un latin qui respecte le noyau grammatical de la langue latine en lui ajoutant des néologismes et des tournures particulières. Comme ce latin est simple, il peut servir pour précisément acquérir par une fréquentation suffisante le noyau grammatical du latin.


[1] Sidoine Apollinaire, Tome II, Lettres(Livres I – IV), Les Belles Lettres, 1970, texte établi et traduit par André Loyen, citations II,9, Lettre à Donidius, p. 64
[2] Une description précise du jeu est donnée ailleurs par Sidoine (V, 17 et note 58) : les règles sont celles de l’actuel ballon-prisonnier mais les joueurs sont en cercle et un seul est au milieu : il doit attraper le ballon au vol. Si la balle rebondit sans qu’il puisse l’intercepter, il est remplacé au centre par celui qui l’a touché.
[3] Jacques Aumont, Métrique et stylistique des clausules de la prose latine, Honoré Champion, 1996.
[4] Lettre 22 à Eustochium, Saint Jérôme, Lettres, Tome I, Les Belles Lettres, 1982, texte et traduction par Jérôme Labourt, p. 144-145.
[5] Traduction adaptée de la Traduction œcuménique de la Bible (TOB).
[6] Le livre récent de Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident, Flammarion, 2010, est l’occasion pour ce philosophe de la politique de réfléchir longuement sur l’actualité de la réflexion d’Augustin sur les deux cités.


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